"Ma mère avait 26 ans quand je suis née, 45 quand elle est morte, moi 19.
Elle n’a donc jamais connu ma fille, qui est née quand elle en aurait eu 58, j’en avais 32.
Ma fille est morte à 16 ans, quand j’en avais 48, ma mère en aurait eu 74.
Si l’on considère que ces deux disparitions furent, selon la formule consacrée, brutales, quelle est la probabilité que ces deux mortes bavardent au ciel ?
Voltigeante arithmétique.
On dirait un énoncé de problème de maths, avec des trains qui déraillent et des robinets qui fuient. Sauf que là, ce sont des vies qui fuient et des destins qui déraillent.
De cette mathématique du fracas et de la perte, je vais poser une équation à deux inconnues : le passé de ma mère, le futur de ma fille. Brouillons éternels. Clairement, ces deux inconnues le resteront pour toujours.
Je vais reprendre le fil générationnel que la mort a trouvé marrant de couper entre ses dents, telle une couturière capricieuse et impatiente, et je vais raccommoder les trous, faufiler des pièces aux coudes et genoux de ce grand squelette prématurément décharné. Je vais les coudre ensemble."
C’est par ses mots touchants que débute le dernier livre de Sophie Daull, La suture, un an après Camille, mon envolée, élu meilleur premier roman l’an dernier, qui avait marqué la naissance d’un grand écrivain. A travers ce livre et son écriture lumineuse, Sophie Daull confirme qu’elle est bien une femme de mots et de maux. N’ayant plus d’ascendant ni de descendant, Sophie Daull se lance dans la mémoire de sa mère disparue il y a trente ans quand elle en avait 19.
Sa mère, c’est pour elle un mystère dans de nombreux domaines, une femme taiseuse qui ne racontait rien de son passé. A part savoir qu’elle était peu cultivée, grosse fumeuse et collectionneuse d’objets inutiles, elle se rend compte après la mort de sa fille que son existence passée reste très vague.
Munie de maigres indices, une série de photos en noir et blanc, des photos de classe, des cartes postales, une lettre manuscrite, des bulletins de paie mais aussi un dictaphone qui ne marche plus vraiment, Sophie Daull va partir, tel Raymond Depardon, sillonner la France dans un pèlerinage émotionnel pour tisser le canevas d’un passé qu’elle ignore, de Coulommiers, Vaudoy en Brie, Contrexéville, un petit village de la Creuse, en passant par Belfort, ville de naissance de l’auteure. Revenant souvent bredouille de ses nombreuses escapades des lieux de vie de sa mère, l’auteure compense son manque d’informations en brodant de délicates fictions sur la vie de sa mère.
Ce retour à Belfort de Sophie Daull est l’occasion pour elle de revivre de multiples souvenirs, des éléments de l’enfance (la sienne et celle de sa fille disparue), des moments partagés avec sa fille avant son décès. Camille est émotionnellement omniprésente dans le livre, sans toujours la citer elle est aux côtés de sa mère dans la recherche de la vie de cette grande mère inconnue.
Ce roman, c’est un cadeau fait par Sophie Daull à sa fille et à sa mère : l’occasion, l’espace d’une fiction de se rencontrer alors qu’elles ne se connaissent pas. A travers ce roman, tout comme avec le précédent, l’auteure décrit ses émotions mais nous les fait vivre aussi. Ce livre associe merveilleusement bien l’humour, la sensibilité et les sentiments les plus délicats. Il réussit à nous emmener dans le périple de l’histoire d’une femme ordinaire qui à travers l’écriture mais aussi l’imagination romanesque de sa fille devient extraordinaire.
Sophie Daull fait définitivement partie des auteures qui savent nous toucher, nous émouvoir, avec des mots simples et une écriture poétique. Son écriture, empli de pudeur et de justesse, ne versant jamais dans le pathos ou la détresse, nous émeut de la même façon que son précédent livre.
J’attends maintenant de découvrir cette auteure, sur d’autres sujets, loin de ses aléas familiaux, pour confirmer tout le bien que je pense d’elle. |