Il est des premiers albums fondateurs. Pas nécessairement seulement au sens où ils proposeraient d'excellentes compositions, où ils annonceraient, arrivés à plus ou moins de maturité, les talents de leurs auteurs ou interprêtes ; mais également au sens où s'y lirait, déjà, une personnalité affirmée, une identité propre, où s'y découvrirait un univers singulier. Le premier album de Tupolev est de ceux-là.
Une certaine nonchalance, une certaine façon de suivre le fil de ses idées. Guidé, ici, par les éclats d'un piano frèle. On songera, parfois, au He has left us alone but shafts of light (Constellation records, 2000) de ce Silver Mt. Zion qui n'était encore qu'une side curiosité dans l'ombre du gigantesque Godspeed You ! Black Emperor. Mais l'esprit est ici à la fois plus jazzy et plus sautillant ("Reaset" et sa basse si profonde rappelleront ainsi volontiers les compositions de l'album Enregistreur du non-groupe Exhaust - Constellation Records, 2002), plus classique aussi, dans sa façon de lorgner du côté de la musique de chambre.
Le quatuor viennois propose une musique qui sait prendre son temps, toute d'ambiance et de mystère – ce mystère des petites choses, celui d'un portrait sépia et moustachu. Rêverie évocative, au cours de laquelle on se surprendra peut-être à se demander qui était Björn Bolssen et si, d'ailleurs, il a véritablement existé. Le plus curieux des auditeurs ou le plus besogneux des chroniqueurs prendront peut-être le temps de mener une bien infructueuse recherche – et lorsqu'ils retrouveront dans le livret accompagnant le disque le nom de cet énigmatique Björn, acollé à celui de Bernhard Bauch (qui pourrait bien être un musicien autrichien), tous deux crédités guest "ambience" sur "8.83", le premier titre de l'album, ils n'en seront guère plus avancés.
Certainement est-il plus sage de laisser-là la question biographico-encyclopédique et de céder à l'invitation de Tupolev : se souvenir en musique de ce Björn que l'on ne connaît pas. On appréciera alors la science du silence ici mobilisée, cette façon sourde de mieux faire raisonner les notes. Souvent dépouillée jusqu'à l'épure, la musique de Tupolev ne s'encombre pas d'effets de manches, de tours de passe-passe. Avec une unité réjouissante, l'album déroule toute la variété de ses compositions pour piano, basse, batterie, violoncelle (notamment sur "Mohavedi" et sur le très beau "Garlic 07"), électronique (jamais omniprésente), guitares (utilisées avec une parcimonie admirable – "Rnd2" est à ce titre exemplaire) , une touche de clarinette ("Garlic 07" encore, certainement l'une des pièces les mieux écrites de l'album) et même un peu de voix ("Nothing's Gonna Happen") sans narcissisme ni autosatisfaction – avec, dira-t-on non sans une certaine admiration, le goût de la note, de l'arrangement juste.
Ce Memories of Björn Bolssen, tout de discrétion et d'humilité, a d'entrée de jeux de faux airs de familiarité. Comme Björn lui-même, qui n'existe que peut-être, mais dont on doit bien faire comme si on le connaissait. Album orfèvre, à l'unité indéniable, aux sonorités riches et variées, si léger peut-être qu'il exige une écoute attentive pour ne pas passer comme un vieux souvenir à demi oublié, mais possédant le pouvoir de raviver pour celui qui s'y plonge des souvenirs qui n'en sont peut-être pas seulement, il révèle une formation talentueuse, à suivre avec beaucoup d'attention. En attendant, il n'y a qu'à fermer les yeux, écouter, se souvenir, rêver – album-opium, charmeur & menteur, aux beautés mensongères mais non trompeuses. |