Drame de Martin Crimp, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, avec Anne Le Guernec, Pierre-Stéfan Montagnier, Thibault Perrenoud, Bertrand Suarez-Pazos, Pascal Bekkar, Sophie Daull, Sarah Le Picard, Aurore Paris, Jenny Mutela et Arnold Mensah.

Brigitte Jaques-Wajeman met en scène "Tendre et cruel", transposition contemporaine par Martin Crimp d’une tragédie antique, "Les Trachiniennes" de Sophocle .

Cette dernière traite de la tentative désespérée d'une femme délaissée - Déjanire épouse exilée de Héraclès, héros légendaire doublé d'un tueur sanguinaire capable de massacrer une ville pour conquérir une jouvencelle - de reconquérir son mari par un philtre d'amour qui s'avère être un poison, vengeance post-mortem d'un centaure tué par ce dernier au cours d'un précédent épisode mythologique.

Dans la version britannique, assignée à résidence, Amélia, femme au foyer de luxe à la quarantaine douloureuse, est l'épouse d'un général, missionné par les politiques dans la lutte internationale anti-terroriste et se rendant coupable de crimes de guerre, qui lui impose de recueillir des rescapés, un frère et une soeur d'origine africaine, cette dernière étant sa maîtresse.

Malgré les couleuvres avalées, elle reste passionnément amoureuse et compte sur un philtre concocté par un de ses anciens amants chimiste pour éradiquer l'envie de se battre pour retrouver l'homme perdu. C'est ce "rôle de femme bouleversant" qui a séduit Brigitte Jaques-Wajeman.

Pour l'incarner, elle a choisi Anne Le Guernec, parfaite en pathétique clone de Marilyn Monroe, névrosée sujette à des bouffées de libido erratiques, éternelle candide, malgré des éclairs de clairvoyance, qui voudrait vivre au pays des Bisounours, rattrapée par une réalité faite de guerre, de violence et de mensonge dans laquelle l'amour a du mal à trouver sa place, et qui s'est fabriqué un personnage aux postures physiques antinaturelles, au point où elle se déplace comme si elle marchait sur des oeufs.

Et elle s'angoisse et s'agite dans un décor froid et impersonnel de chambre d'hôtel conçu par Yves Collet dont l'élément central et pivot est un immense lit, que Sophie Daull, la gouvernante, ne cesse de remettre en ordre, entre les garantes d'une jeunesse en perdition (Sarah Le Picard et Aurore Paris), un fils cynique (Thibault Perrenoud), un journaliste (Bertrand Suarez-Pazos) symbole du contre-pouvoir qui traque le mensonge officiel, le politique superbement interprété par Pascal Bekkar qui instrumentalise son mari (Pierre-Stéfan Montagnier) et les enfants-soldats, chacun à sa manière (Jenny Mutela et Arnold Mensah).

La direction d'acteur est sans défaut, l'interprétation nette et précise mais tout reste distancié : la magie qui émanait de deux des derniers spectacles de Brigitte Jaques-Wajeman, deux tragédies de Corneille, "Suréna" et "Nicomède" fait défaut en l'espèce.

Certes l'iconographie marilynesque et l'apparition finale du général en jogging avec la peau marbrée et l'allure de la créature de Frankenstein n'aident pas, mais cela tient sans doute à ce que Martin Crimp, du moins à travers la traduction aux dialogues très cinétiques de Philippe Djian, n'a pas la plume tragique de Sophocle, ni même celle de son compatriote Howard Barker, pour s'attaquer à un tel exercice.