Mardi 13 mai. Jour de grève. Dans le taxi qui nous emmène au
parc de la Villette, je songe avec appréhension à la soirée
qui m'y attend : je mets les pieds pour la première fois au Cabaret Sauvage
; je vais y entendre pour la première fois les Canadiens de Godspeed
You ! Black Emperor ; et je vais devoir relater cette expérience
dans ma première chronique pour Froggy. Croyez-moi, cela fait beaucoup
de premières fois pour un seul homme. D'autant que, pour compliquer les
choses, je suis accompagné de mes camarades chroniqueurs mais néanmoins
amis, Barbel et Loopkin, qui surveillent mes moindres gestes et m'interdiront
par la suite de dire ou d'écrire le moindre mal de GY!BE!
Voilà pourquoi je mets ma vie en jeu en écrivant les quelques
paragraphes qui vont suivre : il se peut que cette première chronique
soit aussi ma dernière …
Mais entrons dans le vif du sujet avec Hangedup, la première
partie de ce soir, qui arrive assez rapidement sur scène. Pour ceux qui
ne connaîtraient pas, expliquons que les Hangedup viennent aussi du Canada,
de Montréal plus précisément. Leur deuxième album,
Kicker In Tow, a paru l'année dernière sur le label Constellation,
c'est-à-dire précisément celui de GY!BE. Si la filiation
est évidente (une musique répétitive qui utilise des motifs
simples et lorgne simultanément vers le minimalisme et l'expérimentation
), le résultat est cependant très différent.
Il s'agit en fait d'un duo. Eric Craven en est le batteur.
Geneviève Heistek joue de l'alto. Tous les deux utilisent
un matériel assez limité : Heistek se contente de quelques pédales
d'effet, dont elle use d'ailleurs avec parcimonie, et de cet enregistreur-boucleur,
que les spectateurs des concerts solo de Joseph Arthur ou de Dominique
A connaissent bien. Quant à Craven, il tape sur un kit plutôt
restreint, agrémenté de quelques gongs, mais comportant finalement
assez peu de fûts. Seule originalité : un objet bizarre, une paire
de cordes métalliques ( de basse sans doute ) montées sur une
planche de skate-board, de laquelle il tire des sons agressifs de machines en
fonctionnement.
Le résultat, n'ayons pas peur de le dire, est assez enthousiasmant.
Le style de Craven est plutôt austère ( assez peu de changement
de tempo ou de mesure, des rythmes généralement binaires ) mais
très dense. De même, Heistek utilise une palette limitée
mais très efficace, faisant systématiquement appel aux doubles
cordes et aux passages en staccato. Malgré cette simplicité des
moyens employés, Hangedup parvient à conjurer une musique riche,
relativement variée, délibérément non-mélodique
et pourtant évocatrice : on songe à des machines grinçantes,
bruyantes, brûlantes et sales, à des paysages de révolution
industrielle où l'homme n'a pas de place …
Les moments les plus réussis de cette curieuse alchimie se produisent
aux débuts des morceaux, lorsque les bribes de phrases musicales se structurent
lentement d'elles-mêmes et que du chaos naissent les premiers mouvements,
ou au contraire lorsque la musique s'emballe et tourbillonne en prenant des
allures de transe hypnotique. Enfin et surtout, la complicité des deux
musiciens fait plaisir à voir : ils se comprennent d'un regard et leurs
morceaux s'enchaînent avec facilité et naturel.
Alors que la première partie vient de se terminer et que nous attendons
GY!BE, je repense à Hangedup, plutôt séduit. Bien sûr,
on peut trouver à redire : si la formule est très intéressante,
on peut leur reprocher de ne pas la pousser dans ses derniers retranchements,
de ne pas en explorer toutes les possibilités. La ressource mélodique
est délibérément ignorée : c'est à mon avis
un tort. Une plus grande variété dans les rythmes serait également
la bienvenue. Le duo gagnerait aussi à superposer plus souvent plusieurs
phrases d'alto, une technique pourtant facile à mettre en œuvre
et aux résultats intéressants, mais dont il fait peu usage.
Puis, après quelques minutes, GY!BE entre enfin sur
scène. Trois guitaristes, deux bassistes, deux batteurs, une violoniste,
et une violoncelliste. Et voici que commence la partie la plus difficile de
mon travail.
D'abord parce qu'un concert de GY!BE est pratiquement impossible à chroniquer
: leur parti pris est de construire des paysages sonores à partir d'éléments
minimalistes et répétitifs, joués par tous les membres
du groupe, et d'utiliser l'effet d'ensemble pour suggérer une richesse
sonore que les éléments constitutifs ne possèdent pas.
Leur musique, une fois commencée, ne s'arrête vraiment qu'à
la fin du concert : le public applaudit lorsque le volume baisse, mais leurs
compositions ne font que rebondir et s'enchaîner les unes avec les autres.
Pour le spectateur, il s'agit d'un long voyage musical, pendant lequel il peut
alternativement s'ennuyer profondément ou vibrer en phase avec les musiciens.
D'où l'embarras dans lequel je me trouve, embarras d'autant plus grand
que, je dois bien l'avouer, je me suis justement plus ennuyé que je n'ai
vibré.
Pourtant, le concept qui sous-tend la musique de GY!BE est très séduisant
sur le papier. Non seulement il renouvelle la notion d'orchestre en lui donnant
un sens dans un contexte "rock", mais encore il utilise toutes les
ressources du minimalisme pour produire un son dense, profond, et touffu. Pratiquement,
chaque musicien du collectif a son rôle, comme dans un orchestre, justement.
Même si les pédales d'effet encombrent la scène, les guitares
et les basses conservent le même son au cours du concert : chacun a sa
propre partie à jouer dans son propre registre. L'un des guitaristes
égrène des arpèges en son clair ; un autre produit des
notes lancinantes fortement teintées de réverbération ;
le troisième attaque régulièrement sa guitare au médiator
avec un son légèrement saturé. Quant aux bassistes, seulement
l'un d'entre joue véritablement des basses alors que l'autre reste souvent
cantonné aux médiums. Enfin, la violoniste est responsable des
phrases les plus mélodiques, tandis que la violoncelliste renforce systématiquement
les basses.
Au final, les motifs joués par chacun sont d'une simplicité extrême,
presque enfantine même. Mais le résultat est toujours changeant
: parfois calme et nostalgique, la musique peut lentement prendre des forces,
puis devenir menaçante et finalement tout emporter sur son passage.
Alors pourquoi s'ennuie-t-on autant ? Pourquoi n'ai-je été transporté
que deux ou trois fois pendant ces deux heures et quelques minutes de concert
? Pour ma défense, et celle, indirectement, de GY!BE, il faut expliquer
qu'il s'agit d'une musique extrêmement exigeante : pour se laisser captiver
par ces paysages froids, il faut prêter attention au moindre détail
et s'appuyer sur toutes les aspérités de leurs compositions. Peut-être
suis-je sujet à un déficit d'attention chronique ? Ou peut-être
s'agit-il seulement d'une musique qui requiert plusieurs écoutes ?
Quoiqu'il en soit, je vais donner une nouvelle chance à GY!BE. Mais
sur disques cette fois-ci. |