De la Thérapie cognitive du comportement de Tao Lin, on peut dire qu'elle est à son roman Richard Yates ce que La Poursuite du bonheur était aux Particules élémentaires. Ceux qui avaient découvert Michel Houellebecq par le succès phénoménal de ses premiers romans, et avaient poussé l'intérêt par la suite jusqu'à se pencher sur sa poésie, avaient au final surtout été marqués par cette dernière. En quelques pages de textes simples, d'un apparent dépouillement formel, on retrouvait tout ce que le roman pouvait offrir de portrait sans concession de son époque, de style factuel, et d'élan vers autre chose butant durement contre le matérialisme des temps.
Dix, vingt ans ont passé, la virtualisation de nos vies est devenue une évidence donnant une forme inédite à notre rapport au monde. Avec Richard Yates, qui a propulsé le tout jeune Tao Lin sur le devant de la scène littéraire, on avait pu apprécier déjà une œuvre remarquablement contemporaine, une sorte de roman-témoin, dans le fond comme la forme, de ce que signifie aujourd'hui être un jeune humain timide dans une société d'abondance.
Espérons que les lecteurs qui ont apprécié ce livre auront la curiosité de découvrir le petit recueil de poésie que publie à présent le Diable Vauvert. Déjà, parce que ce serait encourager le Diable Vauvert dans l'édition de poésie ; puis parce qu'ils y retrouveront une bonne part de ce qui faisait le génie de Richard Yates sous une forme resserrée, polarisée. Visiblement écrit en 2006 (soit 4 ans avant Richard Yates), Tao Lin s'y exprime tantôt à la première personne, tantôt en observateur distancié d'un personnage qu'il nomme "le hamster", mais qui semble tout aussi autobiographique que le pesonnage principal de Richard Yates. Les animaux (notamment les animaux un peu apathiques, comme les hamsters ou les poissons) jouent un rôle important dans l'imagerie de l'auteur ; en témoignent ses dessins pour le magazine Vice, où il représente des koalas sous Xanax ou des chats obèses. Comme dans le roman, on croise dans ces poèmes des réflexions sur le végétalisme, le vol à l'étalage dans des magasins bio, les sociétés cotées en bourse (le capitalisme est "un genre de jeu qui changeait les gens en diverses abstractions / un genre de mouvement inoffensif / des corps") et les bagels au sésame ("un genre de vide existait au centre de mon bagel ; en réalité / c'était juste le trou au milieu de tous les bagels").
Formellement, le recueil est structuré en quatre séquences de longs poèmes ; à noter que, comme dans Richard Yates, le sommaire constitue déjà un objet littéraire en soi. On a plus affaire à un EP qu'à une collection de textes. L'ensemble est d'une très grande unité, travaillé de leitmotivs, comme l'expression "je reviens tout de suite" qui vient régulièrement interrompre les strophes, à la manière du BBS ("be back soon") qui marque l'irruption de la vie réelle dans une conversation par messagerie instantanée.
Comme la psychologie behavioriste ou cognitivo-comportementale à laquelle le titre fait référence, la poésie de Tao Lin s'accroche aux faits, aux unités de base du comportement (gestes minimaux, modifications de l'expression faciale selon l'expressivité codifiée d'un personnage de Southpark ou d'emoticons) et à la dimension matérielle (pour ne pas dire matérialiste) de nos vies contemporaines. La solitude et la carence de sens résonnent entre les emails, les échanges amoureux par SMS, eBay, les tubes de baume à lèvres bio et la population du Taco Bell.
L'utilisation des guillemets traduit la distance entre les êtres, entre l'individu et ses propres pensées, sensations physiques ou émotions : "j'aime diriger mon visage inquiet vers différentes zones / du monde physique" écrit-il comme si son visage était le pointeur d'une souris ; "mon visage est en fait un message hautement instructif / sous forme de <> / observer cela est satisfaisant un instant / puis je m'aperçois que j'éprouve probablement un genre de colère ou de malaise" ; "je sens des sourcils intenses, incontrôlables, sur mon visage / et quelque chose derrière mon front fait des bruits spongieux / je ne devrais pas permettre à un energy drink d'affecter ma vision du monde". Ou encore : "dans Le Seigneur des anneaux Gollum est sympa / je pleure un peu / qui m'a fait pleurer ?!".
En toile de fond, règne "une philosophie stoïque fondée sur le fait prouvé que nos pensées suscitent nos sentiments et nos comportements", et l'idée qu'il est possible des choisir ses pensées pour les modifier. C'est cette distance dans l'observation factuelle et désabusée qui fait irrésistiblement songer à Houellebecq, autant que l'irruption dans la forme poétique des éléments les plus triviaux - et symptomatiques - de notre modernité (ainsi, à quoi la littérature revient-elle ? "plus tard de petits sentiments de durabilité sont enveloppés et vendus sur Amazon").
Le recueil est riche de fulgurances dans des téléscopages d'images qui viennent soudainement, de ces atomes de notre quotidien, faire poésie, à la grâce du travail de traduction de Charles Recouvré. L'ensemble est à la fois beau, drôle, hypnotique et vaguement déprimant. Le livre est suffisamment court pour qu'on ait envie de le lire deux fois de suite, et que des phrases restent ; "l'indifférence de l'univers est une connasse en expansion / avec de mystérieux pouvoirs de guérison, un écran plat et un scintillement bleu clair" : même avec le haut-débit, on a peu de réponse au silence éternel des espaces infinis. |