Bernard Frank a cela d’atypique qu’il a été jugé comme étant l’un de nos écrivains contemporains les plus talentueux et qu’il est pourtant très peu connu du grand public. De lui, Sartre disait : "Il est meilleur que moi au même âge".
Son premier roman Géographie universelle (écrit à 23 ans) a été primé et salué comme un chef-d’œuvre. Ses autres ouvrages connaîtront le même engouement de la part de ses pairs. Auteur jugé peu prolifique et souvent qualifié de fainéant (son amitié fusionnelle et très festive avec Sagan a sans doute contribué à cette vision de lui), il s’est surtout contenté d’écrire des chroniques pour les journaux - Le Monde notamment - remettant toujours à plus tard l’écriture d’un autre grand roman.
En 1952, Sartre lui propose de rejoindre en tant que chroniqueur littéraire sa revue Les Temps Modernes. Bernard Franck, flatté et ravi de se retrouver si proche du chef de file de l’existentialisme, y écrit de nombreux articles. Mais dès l’année suivante, il publie Les Rats, roman se moquant ouvertement des jeunes écrivains de ce courant en dénonçant leurs prétentions littéraires exagérées, selon lui. Evidemment, l’ouvrage soulève la colère de ceux qu’il vise - ses propres collègues à la revue ! - en particulier celle de Cau, secrétaire de Sartre, qui le fustige dans une chronique pleine de haine et de mépris.
Le dernier des Mohicans, réédité aujourd’hui chez Grasset dans la collection Les Cahiers Rouges, est la réponse de Bernard Franck à cet article. La déception passée, l’auteur n’a pas eu envie d’écrire une longue lettre ouverte à son détracteur. Il s’est voulu plus intelligent, plus intéressant aussi : il a, en effet, saisi cette occasion pour présenter à ses lecteurs un portrait de la littérature de leur époque. Il reprend ainsi le travail qu’il avait aux Temps Modernes pour livrer à ses chroniqueurs une critique très complète de leurs écrits.
Ce livre s’articule en quatre parties. Dans un premier temps, il évoque ses principaux homologues. Il propose une analyse de leurs travaux et de leurs motivations. Le second chapitre, le plus étoffé du livre, s’intitule "Contre Cau". On ne peut faire plus explicite… Quarante pages au cours desquelles Bernard Franck répond méthodiquement aux attaques de son ancien collègue, en laissant le moins de place possible à l’émotion. Exercice périlleux, réussi globalement ; parce qu’il prend appui essentiellement sur des faits et non sur du ressenti, ses propos semblent plutôt justes et irréfutables.
La troisième partie est une chronique littéraire des Mandarins de Simone de Beauvoir. L’ouvrage n’a pas été choisi au hasard ; c’est celui que ses anciens "amis" existentialistes ont opposé aux Rats, c’est celui qui a reçu le Goncourt. Visiblement, le jeune auteur ne partage pas l’enthousiasme général. Sa critique est là encore construite de manière solide, argumentée, et s’appuie sur des passages précis. Cependant, à l’instar de toute chronique littéraire, elle est forcément subjective et Bernard Frank avouera dès la fin de son livre - écrite 3 ans plus tard - que ce roman n’était finalement pas si mauvais.
Le dernier des Mohicans s’achève donc plusieurs années après le début de sa rédaction avec un chapitre sobrement nommé "Fin" dans lequel l’auteur souhaite "dresser un bref bilan" de la littérature de son époque. C’est là que le choix du titre est expliqué : les derniers Mohicans, ce sont ces derniers grands écrivains qui préfèrent réécrire les mêmes romans à l’infini plutôt que de prendre des risques, ensevelissant la littérature dans un tombeau d’ennui. La critique est lourde, à la hauteur de l’amertume et de la déception de cet amoureux de l’écrit.
Le dernier des Mohicans est un livre court mais peu facile d’accès tant il fait référence à l’existentialisme, à ses codes, à ses auteurs, à ses motivations politiques. Mais c’est aussi son premier atout : il nous permet d’entrer dans un mouvement important de la littérature française, en nous offrant des clefs pour analyser et comprendre les différents courants qui l’ont construit et traversé.
Son second et principal intérêt réside dans la manière dont il a été rédigé. Aux insultes et au mépris, Bernard Frank a répondu par une œuvre toute en retenue, dépourvue de vulgarité et de remarques faciles. Il s’est appliqué à prouver que l’argumentation rationnelle et précise des faits était le meilleur rempart contre la bêtise et la grossièreté. Il lui a fallu une centaine de pages pour tourner celle qui le liait à Sartre et aux Temps Modernes. Cela peut sembler beaucoup… mais il est des trahisons si inattendues, si graves, que seule une longue mise à distance peut permettre leur cicatrisation. Décortiquer les motivations du diffamateur, rétablir la réalité des faits sont les seuls pansements possibles. L’écriture permet ce recul, cette protection et en écrivain talentueux qu’il était, Bernard Frank en a fait ici la démonstration. |