Pièce de Allain Leprest, mise en scène de François Lemonnier, avec JeHaN et Zelda Cayrecastel.
Depuis sa disparition en août 2011, de nombreux interprètes se sont emparés du répertoire d’Allain Leprest, le faisant vivre et fructifier. Pour les néophytes, c’est l’occasion de rattraper leur retard et découvrir l’un des plus éblouissants héritiers de Brel-Brassens-Ferré, chanteur-auteur tombé au plus mauvais moment (les années 80), devenu "culte » à son corps défendant. Pour les connaisseurs, chaque nouvel éclairage est l’occasion d’approfondir les nuances et contrastes d’un corpus beaucoup plus vaste qu’il n’en avait l’air : à la petite dizaine de disques sortis par le chanteur, il faut ajouter les innombrables textes offerts à de multiples musiciens ou interprètes, auxquels s’ajoutent – cerise sur le gâteau – une quantité invraisemblable de raretés et inédits, face immergée d’un iceberg dont on commence à peine à mesurer l’ampleur.
Le chanteur JeHaN est l’un de ceux qui fait le mieux vivre et redécouvrir cet impressionnant corpus : deux ans après un disque (Pacifiste inconnu avec Lionel Suarez) mêlant habilement classiques et nouveautés, il propose et joue aujourd’hui… cette pièce de théâtre quasi inédite, vraisemblablement écrite au tout début des années 2000, dévoilée à quelques amis triés sur le volet lors de lectures publiques dans divers cabarets, mais jamais montée en bonne et due forme. Ce n’est pas la première œuvre écrite par Leprest pour le théâtre : Le Gardien du phare avait été monté dans les années 90 par le comédien Jean-Luc Guillotin ; mais il s’agissait d’un monologue absurdo-poétique. Ce texte-ci, entre deux personnages, est a priori plus classique.
Un père artiste buveur, communiste et grande gueule, s’y confronte à une fille à peine sortie de l’adolescence, qui lui reproche sa présence-absence écrasante – capable de tenir la dragée haute aux contradicteurs mais fuyant quand les siens ont besoin de lui… C’est un règlement de comptes paradoxal : le rapport de force n’est pas celui qu’on croit, la "mélancolie » de l’une fait vaciller l’assurance de l’autre, la jeunesse en quête de Dieu (ce "Zabilababoué" facétieux qu’elle se crée pour l’embêter) a plus les pieds sur terre que le père athée. Leprest dissémine dans son personnage masculin des détails qui font penser à un discret autoportrait… mais avec assez de légèreté pour ne laisser personne à quai : nul besoin de connaître l’auteur de La retraite ou Le temps de finir la bouteille pour apprécier l’universalité de son histoire et ses dialogues.
Aux répliques du tac-au-tac succèdent des tirades plus longues où derrière l’humour et la sensibilité affleure la poésie : la situation (un père et sa fille) est a priori commune… mais les tournures pour la dire ne le sont pas. L’auteur prend plaisir à exprimer ces choses avec art, part du naturalisme le plus banal (un type refait le monde au café) mais stylise sa langue en tournures très ouvragées, d’une écriture dense, parfois presque précieuse. Les comédiens se la coltinent chacun à sa façon : JeHaN chanteur fait ce qu’il veut de sa voix de miel et rocaille, mais devient colosse aux pieds d’argile lorsqu’il s’agit de dire un texte aussi long, funambule à la diction trébuchante qui menace de chuter mais s’en tire in extremis ; c’est un combat permanent avec les mots, et quand il emporte finalement le morceau, on applaudit la performance. Zelda, quant à elle, est une actrice-née, d’une aisance étonnante pour son très jeune âge, qui irradie et réussit à rendre absolument naturelle cette écriture parfois sophistiquée, au seuil de la poésie en prose.
On peut aimer la pièce sans connaître leur biographie. Mais savoir qu’ils sont réellement père et fille ajoute un charme à la représentation : on cherche ce qui a pu passer génétiquement de l’un à l’autre – hormis le talent et l’accent chantant, qui crève les yeux, régale les oreilles. François Lemonnier a choisi de jouer sur la pesanteur de l’un et la légèreté virevoltante de l’autre, mouche du coche qui tourmente gentiment son pater, tournant autour de lui avec des allures de môme, pour finalement révéler qu’elle a grandi… et s’en va. Une mise en abîme simple y ajoute un voile de fantasmagorie : on ne sait plus si la scène a vraiment eu lieu ou si le dialogue a jailli de la plume du père pendant son après-midi d’écriture au café. Ce qui est sûr, c’est que les êtres sortis de sa rêverie avaient l’air bien vivant – moins ternes et plus talentueux que bon nombre de leurs contemporains. Toute ressemblance n’est évidemment pas fortuite… |