Comme "Rue Katalin", "La porte" commence par deux pages bouleversantes. Magda Szabo a 70 ans et elle écrit un fragment autobiographique, une rencontre fondatrice dans sa vie. Elle écrit non "pour Dieu qui connaît mes entrailles, ni pour les ombres, elles sont témoins de tout, me surveillent à chaque instant, éveillée ou endormie, mais pour les hommes".
Et pour écrire son histoire et celle d'Emerence, celle qui fut pendant des années sa femme de ménage. Mais une femme de ménage peu ordinaire, qui ne lavait pas le linge sale de n'importe qui, et qui l'a choisie comme l'élue de son cœur pour la servir avec un dévouement bestial et une vénération religieuse, à l’image de l’attachement indéfectible du chien Viola.
D'apparence, "La porte" se présente comme un récit classique sur la thématique classique maitresse-servante mais Magda Szabo mêle les genres et les registres pour développer sa narration.
C'est d'abord l'histoire d'une vie. Une vie perdue vie ravagée, méprisée, humiliée, écartant toute pitié, celle d'un cœur simple, proche de la Félicie dépeinte par Stendhal, une âme lumineuse désintéressée et entièrement dévouée aux autres sous des aspects revêches et autoritaires.
Un personnage vivant hors du temps dans une conception animiste du monde qui permet aussi d'aborder le thème de la religion domestique. Emerence gardienne du souvenir du passé garde jalousement son secret derrière la porte close de son appartement de concierge qui est devenu un lieu de mémoire.
C'est aussi l'histoire d'un amour, celui qui unit l'humble bonne et l'intellectuelle orgueilleuse, deux personnes que tout oppose, l'âge, la condition sociale, l'éducation, les croyances et le caractère, dans une tumultueuse relation mère-fille. Un amour profond dont la narratrice ne prendra la vraie dimension qu'à la mort d'Emerence, comme l'héroïne de "La ballade d'Iza".
Et puis un roman d'initiation. Comme l'inconnu christique de Pasolini dans son film "Théorème", Emerence révèle la femme et la romancière à elle-même en lui faisant prendre conscience de l'essence même de l'existence et de l'acte de création.
Enfin, Emerence, témoin muet de l'Histoire, ressemble aussi à une métaphore de la Hongrie qui a connu des périodes troubles, entre son attachement aux valeurs du passé et sa soif d'aller de l'avant sans crainte.
La plume de Magda Szabo est d'une rare sensibilité, sans sensiblerie, avec cette retenue propre aux peuples d'Europe de l'Est qui sait saisir les convulsions de l'âme avec une grande clairvoyance et une tendre humanité.
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