Ils sont venus, ils sont tous là, dès qu’ils ont entendu ce cri : "il va revivre, Leprest !" Dans une Cigale pleine à craquer, Torreton a bouclé en beauté sa série de spectacles consacrés à l’œuvre du chanteur-auteur rouennais. La tournée reprendra en 2017. En attendant, on peut patienter et se faire une idée assez juste du spectacle avec le CD sorti chez Tacet (et déjà chroniqué ici).
Sur scène, c’est à la fois presque la même chose… et subtilement différent. D’abord, l’aspect visuel : Torreton jouait, ce lundi-là, entre deux représentations de son Cyrano psychiatrique, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il en avait le crâne rasé, la moustache, les muscles… et peut-être encore aussi un peu l’énergie, voire la violence, qui sait ? Il a souvent donné l’impression de boxer avec ou contre les mots : le public prend visiblement plaisir à les recevoir en pleine poire, tandis que les moulinets du percussionniste sur l’un ou l’autre fût changent un direct de toms en uppercut de caisse claire, un crochet de grosse caisse en caresse de cymbale, etc.
Torreton ne possède pas une voix de conteur dotée d’infinies nuances : a priori, il reste assez monocorde, mais compense cette relative limite (en musique, on dirait qu’il a une amplitude vocale restreinte, pas énormément d’octaves à son registre) par une intensité à couper le souffle. C’est particulièrement bluffant sur les titres rapides, comme "Le Sac à main de la putain", "Ton cul est rond" ou "Rimbaud", pétaradants comme jamais. L’extrême lenteur lui va aussi : "Y’a rien qui se passe", étirée ici à plus de sept minutes, est dite avec un supplément de gravité poisseuse, désabusée, qui achève de plomber intelligemment l’ambiance au pauvre narrateur ; "Edith", déshabillée de la musique extrêmement douce que lui avait composée Romain Didier et poussée dans une noirceur solennelle (morbide mais non dénuée de tendresse, toutefois), colle avec le texte où il est question de visiter un cimetière. On a beau savoir de qui parle la chanson... l’étirement en longueur redonne à sa chute la belle gravité émue qu’elle méritait.
Entre ces deux extrêmes, les rares bémols éprouvés à l’écoute du disque sont rectifiés en version scénique : "Il pleut sur la mer", qui nous avait paru trop statique et inutilement assombri, change du tout au tout quand Torreton prend, pour le dire, un air si désabusé qu’il en devient presque drôle ! C’est un effet de manche imprévu, nuance nouvelle (donc bienvenue) à ce texte que l’on croyait connaître par cœur. Autres déceptions du disque rattrapées sur scène : les coquilles au "Temps de finir la bouteille" et à "Chanson noire" ont été corrigées – cette dernière, dite au rappel sans micro devant la standing ovation méritée, prend une dimension inédite : oasis de simplicité après tant de textes riches. C’est ainsi qu’il fallait la réciter : pas de façon ampoulée (cf. le disque), mais comme un post-scriptum rêveur et léger, après 1h30 d’une belle densité.
Quelques nuances se sont glissées ici et là entre album et spectacle : l’ordre des morceaux, très légèrement modifié ("Ton cul est rond" ne succède plus au "Sac à main", mais à "Martainville", par exemple), aboutit à un set plus rythmé, évitant un trop long tunnel de titres lents. Deux nouveaux textes se sont joints à la fête : "Nu", tout d’abord, classique parmi les classiques (dont un vers donne d’ailleurs son titre au récent album de JeHaN / Suarez déjà chroniqué, Pacifiste Inconnu – ils seront au Studio de l’Ermitage le 2 mars). A dire vrai, ce n’est pas notre Leprest favori : si on voulait être méchant, on dirait que cette suite de rimes en "nu" – "biscornu", "devenu", "inconnu" – sonne parfois un peu… convenue. Surtout, c’est un léger contresens dans un spectacle intégralement consacré à la plume de l’auteur, puisqu’il s’agit du seul texte ici à être… une coécriture (avec Sylvain Lebel, en l’occurrence). Torreton en livre une belle version. Mais on se dit qu’à tout prendre, il aurait pu choisir quelque chose d’un peu plus pertinent.
Le meilleur pour la fin : "Bilou", qui ne figurait pas sur le CD, en rappel. Edward Perraud lâche ses percus et se lance dans une partie de guitare légèrement bruitiste au premier abord, gentiment dissonante, aussi chancelante que le personnage. Torreton dit avec émotion ce texte sur la dépression (et l’espoir de rémission), quand le miracle advient : la guitare, raclée et torturée dans tous les sens, se met à gratter des accords qui commencent à ressembler, de loin… à ceux de la mélodie originelle. Et plus Torreton avance, plus la guitare, d’abord incohérente, semble recoller les morceaux d’une mémoire éparse, jusqu’à retrouver in fine la suite d’accords de cette chanson intemporelle (dont la musique était signée Etienne Goupil). C’est la conclusion logique – belle, et rudement intelligente – à ce spectacle audacieux mais respectueux : qu’après avoir déconstruit les partitions délicates, livré les mots en pâture aux percus et autres bruitages, la mélodie retrouve finalement ses droits, et que le slam (ou poésie scandée, appelons ça comme on veut) redevienne, l’espace d’un court instant (et pour boucler la boucle)… de la chanson !
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