Des formes qui jouent une musique informe, dans l'obscurité, et déclenchent un cataclysme grondant.
Voilà à quoi l'on pourrait bien résumer un concert de Sunn O))) (pronconcer "sun", tout simplement).
Guitares, basses, et autres sonorités que l'oreille renoncera à identifier (quoique l'œil puisse parfois reconnaître un objet aussi exotique qu'un trombone à coulisse), noyées de saturation, ralenties à l'extrême, aggravées, pesantes, étirées, qui dessinent – ou plutôt : ne dessinent pas ; elles se contentent de s'étaler – qui s'étalent donc, coulant un espace où largeur et longueur s'effondreraient en une profondeur désespérante.
Informe, elle l'est, la musique de Sunn O))) : sans limites ni dessin, sans la dérangeante scansion d'une pulsation rythmique. L'expérience est physique, au sens auquel le contact entre deux corps peut l'être, presque autant qu'auditive : de la cage thoracique au sol de la salle de concert, tout vibre, à en perdre un peu ses repères. L'image enfantine, absurde, d'un personnage de dessin animé renversé par le son vient à l'esprit, accroché à un élément du mobilier pour ne pas s'envoler, à l'horizontale.
En robes de bures noires aux capuches profondes, noyés dans une fumée épaisse, en contre-éclairage minimal, les musiciens de Sunn O))) façon quatuor défendent sur scène leur dernier opus : Monoliths & Dimensions, pour lequel les deux fondateurs, Greg Anderson & Stephen O'Malley (par ailleurs patrons du label Southern Lord) se sont adjoint les services de Steeve Moore (échappé du groupe Earth pour tenir ici clavier et trombone) et d'Attila Csihar (par ailleurs chanteur du groupe de Black Métal Mayhem), voix plutôt que chant de cette manière de messe noire.
En résulte une musique plus complexe, au sens propre du terme, qui pour être moins jusqu'au-boutiste (à l'origine la formation ne sortait pas des drones arrachés aux guitares), n'en est que plus extrême, la superposition des sonorités faisant encore gagner l'ensemble en ampleur.
Bien entendu, on pourra rester réservé sur la mise en scène mystico-black-glauque, qui reste fermement ancrée dans l'univers du métal alors que tout, dans le rapport de Sunn O))) au son, sa matière, semble appeler un dépassement de cette iconique un rien cliché.
On prendra alors le temps de goûter à la vanité d'une certaine affectation, sans d'ailleurs si bien que cela pouvoir la distinguer clairement de l'hypnose dans laquelle nous plongent les mouvements lents, comme flottants, des musiciens.
On sourira, peut-être, de voir pendant une partie du set émerger, à peine, sous la capuche, le visage fondu, comme brûlé à l'acide, d'Attila (mais heureusement, c'est pour de faux – ouf, c'est un masque !) ; restera alors à fermer les yeux et à se laisser emporter dans un univers plus riche, que suscitent aisément les compositions du groupe – comme l'a parfaitement démontré ce diable-mélomane de Jim Jarmusch avec son Limits of Control, pictural et contemplatif, dont la bande originale convoque justement Sunn O))) aussi bien que Boris ou Earth ; comme le démontre aussi "Alice", dernier titre de de Monoliths & Dimensions, qui apporte à la discographie du duo la richesse de la couleur au milieu de son noir & gris & blanc.
En première partie, Eagle Twin aura également proposé un set plus en nuances qu'on n'aurait pu le croire aux premiers abords. Alors que l'on se préparait à l'ennui du metal hyper-viril d'un duo de tatoués en barbes et sueur, sorte d'anti-White Stripes s'il en est, on a eu le plaisir de découvrir sur scène une formation tout à fait digne d'intérêt.
Imaginez ce que pourrait être du blues-metal servi par deux guerriers vikings et vous aurez une juste idée de ce que peut évoquer la prestation scénique du groupe et de la sensation de puissance qui s'endégage.
Au matraquage pithécanthropesque de la batterie répondent les coups de boutoirs de riffs qui, pour être nés dans le bayou, n'en ont pas moins leur petit côté sludge ; quelques hurlements graves et profonds survolent, un peu à l'improviste, ces sonorités grasses ; une évidence sur scène : Eagle Twin en met plein la vue, et pourtant, on sent que le duo en a encore sous le pied.
Une formation sérieuse en son genre, qui mérite certainement que l'amateur aille jeter une oreille à son Unkindness of Crows, paru en juillet dernier chez Southern Lords. |