Comédie
dramatique de Thomas Bernhard, mise en scène de Jérémie
Bloess, avec Jérémie Bloess, Julie Gauvain et
Laurine Vanot.
La pièce de Thomas Bernhard, écrivain autrichien,
peut susciter quelques malentendus quand on sait que le titre
original était "Ritter, Dene, Voss" : les noms
des trois acteurs pour lesquels Bernhard écrit la pièce
en 1984.
Alors, Wittgenstein ? L’écrivain est passionné
par le travail sur le langage du philosophe autrichien Ludwig
Wittgenstein, et par ailleurs il compte parmi ses amis, le neveu
du philosophe Paul Wittgenstein, autre source d’inspiration
: "Le Neveu de Wittgenstein" paraît en 1982.
"Déjeuner chez Wittgenstein" ne représente
pas explicitement l’univers familial de Ludwig Wittgenstein
puisque le personnage s’appelle Ludwig Worringer. Thomas
Bernhard garde quelques éléments biographiques
auxquels il mêle ses propres obsessions comme le lien
familial, la possibilité ou l’impossibilité
du dire et l’aliénation.
Quand sa sœur aînée va chercher son frère
Ludwig dans son institution psychiatrique (comme on le nommerait
aujourd’hui), elle est persuadée qu’il retrouvera
son équilibre entouré de ses soins et de ceux
plus relâchés de sa sœur cadette. Elle prépare
le déjeuner dans ce seul but : lui rappeler sa vie d’autrefois,
l’affection des siens, la permanence des choses. Alors
rien dans le protocole n’est changé, jusqu’à
complaire le frère perturbé dans ses obsessions,
de symétrie, ou de propreté. Or bien qu’interné
Ludwig a une pensée mouvante et libre, qui explore toujours
plus avant les mystères des mathématiques et de
la logique.
Pourquoi briser cette harmonie, favorable puisqu’à
Steinhof le logicien ne cesse d’écrire ? Pour qu’ils
soient à nouveau tous les trois rassemblés sous
les portraits des parents. Que risquent-ils à se disperser,
à se séparer ?
Thomas Bernhard renvoie la société autrichienne,
en particulier, à sa propre incapacité à
aller de l’avant, se détacher des figures tutélaires
du passé pour inventer une identité propre et
singulière, s’inscrivant dans la modernité.
L’immobilisme de cette famille où les liens de
parenté sont renforcés par une sexualité
incestueuse entre la mère et le fils, entre l’aînée
et son frère les conduit, chacun en conscience, vers
leur destruction mentale et physique.
Cette condamnation est reprise par l’écrivain
Elfriede Jelinek , l’auteur de "La pianiste",
et rappelons nous combien elle fut sensible au fait divers monstrueux
de la famille Fritz où le père menait une double
vie, recluant à la cave une de ses filles, lui avait
fait des enfants.
Les acteurs Jérémie Bloess,
Julie Gauvain et Laurine Valot retranscrivent chacun un malaise
différent, le spectateur ne sait jamais à quel
point de vue se fier, ils créent sous nos yeux l’enlisement
progressif de trois individus étranglés par les
liens du sang. La parole, abondante, sera-t-elle quand même une force
libératrice ? |