Texte de Julien Gaillard, mise en scène de Simon Delétang, avec Hélène Alexandridis, Thierry Gibault, Stanislas Nordey, Pauline Panassenko et Jean-Yves Ruf. Stanislas Nordey poursuit sa revisitation des grands cinéastes hérétiques. Après R.W. Fassbinder et Pier Paolo Pasolini, c'est au tour d'Andréï Tarkovski d'avoir le privilège d'être interprété par l'ex-directeur de la Colline devenu celui du Théâtre National de Strasbourg.
Plus encore que pour les artistes précédents, on a l'impression d'une immersion en profondeur dans l'oeuve du cinéaste soviétique, auteur de seulement sept films mais qui, tous, à leur façon, ont changé quelque chose dans la vie de ceux qui les ont vus.
D'abord, on passera sur le gros moins dans l'incarnation de Tarkovski par Stanislas Nordey : sa moustache et sa mèche. Physiquement, la ressemblance n'est pas flagrante et c'est plus à Francis Cabrel, mâtiné d'un soupçon d'Adolf Hitler, qu'on pense en voyant Nordey en Tarkovski.
Commencé par un irrésistible numéro de Pauline Panassenko en conférence russe surtitrée qui débite un texte de présentation d'Andréï Tarkovski tel qu'il doit apparaître dans des encyclopédies d'avant Wikipédia, "Tarkovski, le corps du poète" se poursuit par une scène où le grand cinéaste est allongé dans un grand lit d'où vont naître ses rêves et préfigure sa mort prématurée.
Dans la mise en scène de Simon Delétang, les images produites vont être théâtralement saisissantes, qu'elles soient réussies ou pas, installant une correspondance avec l'immense travail visuel de Tarkovski.
Qu'il s'agisse des textes dits par Nordey choisis par Julien Gaillard ou de l'ambiance produite par Simon Delétang, on peut dire, quand on connaît bien l'oeuvre d'Andréï Tarkovski, qu'elle n'est dans l'ensemble pas trahie. Au contraire, on peut mettre au crédit du couple Gaillard-Delétang un grand respect et une non moins égale admiration pour l'oeuvre de l'auteur du "Sacrifice".
Encore une fois, "Tarkovski, le corps du poète" risque de séparer le public selon sa connaissance préalable de la filmographie du cinéaste de "Solaris". Pour ceux qui le pratiquent couramment, ils trouveront que Nordey en fait quelqu'un de trop tourmenté, une sorte d'agité en proie aux démons de l’artiste possédé par son génie, alors que dans les interviews reprises ici on découvrait un personnage d'une grande douceur, quelqu'un qui ne criait pas (ou exceptionnellement), qui ne pouvait pas crier parce qu'il était justement hanté par une œuvre d'origine divine.
Autre biais : s'il a écrit son journal et qu'on a ressemblé en ouvrages ses interventions et ses entretiens, Tarkovski était surtout un homme possédé par l'image, par la puissance des symboles iconiques. Ce n'était pas un homme du discours ou du ressassement.
Inévitablement, en en faisant quelqu'un qui ne cesse de parler, Nordey est loin du Tarkovski qui s'exprimait en images poétiques ou dans la concision d'une parole plus proche de la prière que du discours. N'importe, en étant dans l'emphase et dans un lyrisme que l'on peut juger excessif pour représenter Tarkovski, Nordey a le mérite d'un certain didactisme.
Il faut considérer "Tarkovski, le corps du poète, sous-titré "Il est temps de comprendre que personne n'a besoin de toi", comme un exercice d'admiration (d'où les scènes dans lesquelles Thierry Gibault et Jean-Yves Ruf rejouent des séquences de "Stalker") et comme une introduction à une œuvre majeure, une de seules œuvres cinématographiques qui, objectivement, met le cinéma à la hauteur des formes littéraires et des arts picturaux.
On saura gré à Julien Gaillard et à Simon Delétang de n'avoir pas ponctué cette évocation de vidéos extraites des films du cinéaste russe. Quelqu'un qui ne saurait rien de lui, n'en aurait rien vu, pourrait ainsi imaginer un tout autre cinéma que le sien.Il aurait pour cela les éléments fournis par le couple dramaturge-scénographe.
Ce qui, finalement, correspond bien à ce que Tarkovski voulait produire sur son spectateur au niveau spirituel. Pour lui, le cinéma n'est pas qu'une reproduction de la vie, c'est aussi la recherche, hésitante et tâtonnante, d'une transcendance dont il a la certitude, et qui deviendra une évidence à force d'apparaître dans les œuvres artistiques.
Car Tarkovski est un croyant dans un monde d'athées, de gens qui, littéralement, ne voient pas. Paradoxe insoutenable que ces aveugles à qui il montre en pure perte ce qu'ils ne peuvent pas voir.
Didactique, parfois un peu trop, "Tarkovski, le corps du poète" a le mérite de sortir de son purgatoire l'un des génies du 20ème siècle. Quoi qu'il s'agite, alors que son modèle avait le désespoir zen et parlait avec une douceur infinie, Stanislas Nordey est, comme toujours, d'une sincérité intégrale.
Avec plus de maladresses que de certitudes, il se confronte à un être lumineux qui se fracasse contre l'obscurité commune à tous les hommes du commun. Il ne mesure sans doute pas sa chance, celle de s'investir profondément dans l'être d'un artiste incomparable, voleur de feu et grande âme.
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