Je n’étais pas retourné à Manchester depuis un an et demi, mais tout est immédiatement familier à la seconde où j’y remets les pieds. On ne pourrait pas en dire autant à propos de Berlin, par exemple, où tout semble évoluer si vite que le quartier à la mode n’est pas celui de la semaine dernière. Manchester n’est pourtant pas une ville figée, mais son rythme est décidément laidback, comme je l’évoquais ici.
Rien n’a donc véritablement changé, à part peut-être le volume sonore au Twenty Twenty-Two, qui rendait impossible toute conversation raisonnable lorsqu’on est allé y boire un verre ce vendredi soir. Les classiques hip-hop diffusés étaient, heureusement, impeccables ; et après tout, le concept est moins tourné autour des échanges verbaux qu’à coups de raquettes (il y a des tables de ping-pong un peu partout). J’admire d’autant plus le calme de la jeune responsable du vestiaire, plongée dans la lecture d’un roman de Patricia Highsmith dans le tumulte des beats et des éructations des pongistes plus ou moins alcoolisés. Le stoïcisme à l’état pur.
Voilà donc une ville qui mettrait presque à mal l’adage d’Héraclite, selon lequel on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ; mais ce serait oublier une partie de sa signification : lorsqu’on y retourne, le fleuve a changé, et soi-même aussi. Et en effet, il y a 18 mois, James Blake n’avait pas encore bouleversé ma perception de la musique contemporaine.
J’ai pris mon avion à Genève, cette fois. Les vols depuis l’aéroport helvétique sont souvent bien moins chers que Lyon, pour peu qu’on évite l’exorbitant parking (petite astuce : se garer à Ferney Voltaire et prendre le bus Y jusqu’à l’aéroport). C’est donc en chemin vers la Suisse que j’ai découvert Overgrown, cet album incroyable jamais encore chroniqué dans ces pages, où il se passe avec l’électro chantée à peu près ce que le 41 de Swell avait fait avec le folk-rock à l’américaine : l’intelligence poussée jusqu’à l’abstraction.
Dans les chansons de James Blake, l’électronique sert une base piano-voix d’une délicatesse extrême, comme une version moderne de Nina Simone. Pas moins. Sa musique est sensuelle, voire sexuelle : il a une manière très fine d’en garder constamment sous le pied, de ne jamais tout révéler, à quelques orgasmes soniques près, ponctuant l’album avec une régularité donjuanesque. Une chanson de Blake est à prendre sur une échelle complète, que l’on doit explorer entièrement pour la comprendre. Lorsqu’on les découvre, les couplets d’ouverture peuvent sembler curieux, surprenants, tarabiscotés. Il faut attendre les écoutes suivantes, que l’on écoutera cette fois avec un léger sourire, à la fois parce qu’on aura saisi les grandes subtilités mélodiques, et parce qu’on se rendra compte qu’elles continuent de réserver de petits pièges, des détours joueurs. James Blake doit être un sacré amant.
Dans sa manière de plaquer certains accords avec un léger décalage, et d’utiliser les effets plutôt comme un peintre que comme un rat de studio, James Blake est hallucinant de maîtrise.
C’est virtuose, sans être démonstratif. Il faut le voir, petit coquin, rajouter des complexités mélodiques à son chef d’oeuvre Retrograde en concert : chez Letterman par exemple, ou dans cette magnifique session KEXP. J’avais eu la chance de voir Jeff Buckley deux fois sur scène, et c’est à cette expérience belle, violente et charnelle, que je pense par moments à l’écoute d’Overgrown. |