Les philosophes ne sont pas si nombreux que ça. Bien sûr, il y a les profs de philo médiatiques qui font du rattrapage scolaire auprès des Français (Onfray, Ferry, Levy). Mais le philosophe qui philosophe est rare. On pourrait citer Clément Rosset, Jacques Bouveresse, Jean-Luc Nancy, Georges Didi-Huberman, Marcel Conche et à la rigueur André Comte-Sponville.
A cette liste, plus club des cinq que Top 50, il faut désormais ajouter Christophe Salaün. Mais les précités - aussi jaloux que la belle-mère de Blanche-Neige - s'écrieraient en choeur et sans tarder : "Christophe Salaün triche !"
Et ils auraient raison ! Car il est aidé - d'aucuns diraient dopé - par un être à deux roues et une selle. Il faut se rendre d'emblée à l'évidence : Christophe Salaün n'est rien sans sa bicyclette.
Il ne s'en cache pas dès la page 13 de son "Éloge de la roue libre" : "En un mot, je me suis aperçu que grimper sur ma machine est toujours l'occasion d'un expérience philosophique à part entière, et, loin de se résumer à un exercice anodin, à un mode de déplacement parmi tant d'autres, quand je suis le cul sur la selle, c'est alors ma situation, relativement à la question de mon corps, de l'espace, du temps et de ma liberté, qui est mise en perspective."
A l'occasion, on appréciera le style fluide, limpide, aérien, du philocycliste. Dans un ouvrage où il pédale plus qu'il ne remue ses méninges, puisqu'il ne dépasse pas les cent pages tout en avalant les kilomètres, le joyeux sage n'en finit pas de faire partager sa passion pour la petite reine.
Au point de commettre des anachronismes, de rêver un Rousseau non plus promeneur mais pédaleur, d'imaginer qu'un Kant à vélo aurait quitté son parcours de monomaniaque autour de Koenisberg pour découvrir le monde alentour avec tout ce qui s'en serait suivi pour la "Critique de la raison pure". Au point d'apprendre à son lecteur que Michel Foucault, casquette vissée sur son crâne luisant, était un adepte du deux-roues entre le Collège de France et la Sorbonne.
Evidemment, on ne saurait cacher le côté mensonger du titre choisi , "Éloge de la roue libre". En effet, il faudra attendre la page 97 pour que soit citée la dite roue : "La roue libre est la rédemption ultime du cycliste, le moment où, enfin, il s'abandonne et lâche prise. Le long apprentissage de soi, l'preuve de la résistance des choses, tout cela trouve dans l'exercice de la roue libre une forme de conclusion heureuse, une délivrance et une rédemption."
"Tout ça pour ça", dirait Lelouch au volant de sa Ford Mustang. Sans doute mieux vaut tard que jamais car, par exemple, on attendra en vain un mot sur l'usage social du bicloune. Individualiste forcené, Salaün n'a pas une pensée pour la dimension néo-réaliste du vélo, aucune compassion pour le "voleur de bicyclette". Pareillement, l'armada des pédaleurs chinois est peu de choses face à son usage bobo du vélo, ou plutôt "bienbien" (bienheureux et bienveillant) du meilleur ami mécanique de l'homme.
Silence aussi sur cette bande de copains qui a souvent vécu d'enfer pour ne pas mettre pied à terre devant Paulette. Pas de pieds à terre, ici.. Oh non ! Et, à sa place, un piédestal pour la personne qui écrit, page 90, cette phrase qui fera date : "Le vélo, c'est une alchimie des passions, un équilibre des sentiments et des sensations"
Qu'on le veuille ou non, qu'on l'ait lu ou non, "Éloge de la roue libre" de Christophe Salaün a déjà changé le regard général porté sur le deux-roues à dérailleur. Erudit bon enfant, cherchant à être compris sans user de facilités conceptuelles, Christophe Salaün donnera à ses contemporains peut-être goût à la philo autant qu'au vélo et luttera ainsi contre l'inculture et l'embonpoint.
Parfait petit livre pour l'été, "Éloge de la roue libre" ne prendra pas beaucoup de place dans le sac du plagiste, mais une énorme dans son cerveau paresseux. |